Voltaire, devenu conseiller auprès de Frédéric II à Berlin, écrit à Madame Denis, sa nièce, demeurée à Paris.
À MADAME DENIS.
À Berlin, le 18 décembre.
Je vous envoie, ma chère enfant, les deux contrats du duc de Wurtemberg1 : c’est une petite fortune assurée pour votre vie. J’y joins mon testament. Ce n’est pas que je croie à votre ancienne prédiction que le roi de Prusse me ferait mourir de chagrin. Je ne me sens pas d’humeur à mourir d’une si sotte mort ; mais la nature me fait beaucoup plus de mal que lui, et il faut toujours avoir son paquet prêt et le pied à l’étrier, pour voyager dans cet autre monde où, quelque chose qui arrive, les rois n’auront pas grand crédit.
Comme je n’ai pas dans ce monde-ci cent cinquante mille moustaches à mon service, je ne prétends point du tout faire la guerre. Je ne songe qu’à déserter honnêtement, à prendre soin de ma santé, à vous revoir, à oublier ce rêve de trois années.
Je vois bien qu’on a pressé l’orange ; il faut penser à sauver l’écorce. Je vais me faire, pour mon instruction, un petit dictionnaire à l’usage des rois.
Mon ami signifie Mon esclave.
Mon cher ami veut dire vous m’êtes plus qu’indifférent.
Entendez par je vous rendrai heureux : je vous souffrirai tant que j’aurai besoin de vous.
Soupez avec moi ce soir signifie je me moquerai de vous ce soir.
Le dictionnaire peut être long ; c’est un article à mettre dans l’Encyclopédie.
Sérieusement, cela serre le cœur. Tout ce que j’ai vu est-il possible ? Se plaire à mettre mal ensemble ceux qui vivent ensemble avec lui ! Dire à un homme les choses les plus tendres, et écrire contre lui des brochures ! et quelles brochures ! Arracher un homme à sa patrie par les promesses les plus sacrées, et le maltraiter avec la malice la plus noire ! Que de contrastes ! Et c’est là l’homme qui m’écrivait tant de choses philosophiques, et que j’ai cru philosophe ! Et je l’ai appelé le Salomon2 du Nord !
Vous vous souvenez de cette belle lettre qui ne vous a jamais rassurée. Vous êtes philosophe, disait-il ; je le suis de même. Ma foi, sire, nous ne le sommes ni l’un ni l’autre.
1. Deux contrats du duc de Wurtemberg : Voltaire, affairiste avisé, a prêté de l'argent au duc de Wurtemberg, un membre de la haute noblesse allemande, jouissant d'une grande fortune mais constamment endetté à cause de son train de vie dispendieux. Voltaire espérait retirer des intérêts importants des prêts évoqués ici. 2. Salomon : souverain biblique réputé pour son sens du jugement et son équité.
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